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Mots et Maux de Tazmamart: Le Fou du roi, Tazmamort et Un oiseau bleu et rare vole avec moi


Progressivement, après les livres de Christine Daure-Serfaty et Gilles Perrault, la vérité atteint le grand public sur l’existence bien réelle du bagne-mouroir de Tazmamart dont les 28 survivants sur les 58 emmurés sont libérés, le 15 septembre 1991, après un enfermement de dix-huit années. Le Sultan du Maroc meurt en 1999. Dès 2000, des témoignages de survivants s’éditent et dévoilent l’horreur et l’infrahumain de ce bagne. En mars 2017, Mahi Binebine y revient en donnant à lire le portrait de son père, père aussi de son frère aîné, Aziz Binebine qui n’a publié son témoignage qu’en 2009. En cette rentrée, Youssef Fadel porte sa pierre, poétique, surréaliste et dénonciatrice, à l’édifice des mots pour que nul n’oublie les maux de Tazmamart…

Tazmamort - Aziz Binebine

Le courtisan…

Tazmamart est un sujet en soi qui a été commenté et analysé depuis la sortie du bagne de quelques survivants, le 15 septembre 1991. Mais par l’auto-portrait fictionnel qu’a publié Mahi Binebine cette année, il refait surface par le détour de la Cour où la décision de laisser mourir à petit feu les mutins a été prise. Ce récit qu’on lit comme un conte et qui nous entraîne vers la mort du roi mais aussi – et c’est sans doute le plus important –, vers l’épuisement de la haine du père, est à lire. Il n’est pas étonnant qu’il figure, ce mois de septembre 2017, dans la sélection des six œuvres retenues par le Renaudot des lycéens. Trois « Binebine » y son réunis, quatre si l’on tient compte du grand-père brièvement évoqué, qui, dans une narration d’une apparente légèreté et d’une remarquable fluidité, reconduisent vers des interrogations inépuisables : le pouvoir de suggestion et d’assujettissement d’un dominant sur les dominés, l’usage courtisan de la culture, les rapports de filiation et la paternité en question, la haine et son dépassement. Publié à la fois aux éditions du Fennec au Maroc et chez Stock en France, c’est un récit exemplaire non seulement par son sujet mais par le mode d’écriture choisi pour le traiter.

La dédicace, « Á papa » pourrait être prise, avant la lecture, comme affectueuse ou ironique. La mise en exergue d’une phrase de Victor Hugo met sur la piste de la compassion : « Pauvre queue-rouge ! Que d’éternelles et incurables douleurs dans la gaieté d’un bouffon ! Quel lugubre métier que le rire ! » L’enclenchement du récit lève le doute puisque le romancier choisit la première personne et se présente sans écran : « J’avais mal à le voir souffrir mais je me gardais bien de le montrer. Je m’efforçais d’être drôle car c’est mon métier de faire rire mon maître. […] N’ai-je pas été, trente-cinq ans durant, son serviteur dévoué, son amuseur à l’imagination intarissable […] Moi, Mohamed ben Mohamed, écume de la lie et du moisi de Marrakech que rien ne prédestinait à côtoyer les élus, moi, le rescapé des troisièmes sous-sols de l’humaine condition, j’étais là, en cette soirée de juillet derrière mon maître moribond, ruminant la terrible sentence du médecin : « Plus que deux ou trois jours et nous serons tous orphelins ! » »

Le lecteur qui sait la nature du « couple » ainsi mis en scène, Hassan II mourant (son nom n’est jamais prononcé) et son bouffon, le père des frères Binebine, ne peut pas ne pas noter l’expression, « rescapé des troisièmes sous-sols de l’humaine condition », sans que son esprit ne se tourne vers l’aîné de l’homme qui parle, Aziz Binebine. Même allusion en contraste lorsqu’il évoque l’emprisonnement de sa vie de service à la cour du roi, comme une réclusion, faisant reculer dans l’accessoire toute autre considération ou circonstance : « durant ces longues années de joyeuse réclusion, je me suis gardé de rompre le fil ténu qui me reliait à ma tribu ».

Cet auto-portrait fictionnel qui repose à la fois sur des documents et sur la mise en scène imaginaire du romancier se poursuit sur 13 chapitres où le « Fqih Mohamed » comme il veut qu’on le nomme et comme il sera nommé, fait le bilan de sa vie, « du haut de ses soixante dix ans ». Dans le long article qu’il lui consacre le 30 mars 2017, après le Salon du livre de Paris, dans Jeune Afrique, Mabrouck Rachedi rapporte les propos de l’écrivain : « Dans son dixième livre, Le Fou du roi, « le griot de Marrakech« revient à la veine autobiographique de ses deux premiers romans. On retrouve d’une part le père du Sommeil de l’esclave, le fqihMohamed, fou du roi Hassan II, et d’autre part « l’absent » des Funérailles du lait, le grand frère officier, expédié au bagne de Tazmamart après le coup d’État raté de Skhirat, en 1971. À la question de savoir quelle est la part biographique de l’histoire, Binebine répond par une pirouette : « Quelle que soit la réponse, vous ne me croirez pas… puisque je suis conteur.«

Avant de développer ce paradoxe du menteur : « Pendant vingt-cinq ans, mon frère Najib a filmé mon père. Il déposait sa caméra sur le poste de télévision et l’enregistrait racontant sa journée avec le roi. Souvent, la même histoire revenait sous des versions extrêmement différentes. J’en choisissais la plus croustillante et la déclarais vérité vraie. Tout est donc réalité, en étant fiction absolue ».

En optant de faire raconter par son père son parcours, Mahi Binebine s’assurait de mettre à distance ses propres interprétations, de surveiller sa rancœur vis-à-vis d’un père qu’il n’a plus vu alors pendant dix ans et de mettre en pratique, en quelque sorte, la leçon de pardon du frère aîné à sa sortie du bagne. Ainsi le Fquih Mohamed, parlant en son propre nom, dévoile la mentalité qui est la sienne et qui doit éclairer, sinon faire admettre, son attitude au moment du coup d’état de Skirat et le reniement public de son fils et, de façon générale, son métier de courtisan.

De chapitre en chapitre, il fait revivre l’antichambre du Sultan avec ces hommes qui ont chacun une fonction précise à exercer en permanence auprès du roi. Les descriptions et portraits sont savoureux et terribles : ils donnent un éclairage, jamais vindicatif, mais adroitement dénonciateur de ce qu’est un monarque absolu qui plus est « Commandeur des croyants ». Bien entendu prendre « Sidi » au moment de sa chute inéluctable vers la mort, diminué et en perte totale de puissance est une façon de ne pas le montrer sous son jour le plus brutal. Mais de nombreuses anecdotes sont là qui, sans jamais remettre en cause le bien-fondé de cet exercice du pouvoir absolu – le bouffon ne peut même pas l’envisager –, le montre au moins comme venant d’un autre temps – et les contes insérés ainsi que la manière de raconter rappellent plus d’une fois le réalisme des Mille et une nuits, pleines sans doute de volupté mais surtout de violence et d’arbitraire –, et au plus comme un despote vindicatif dont les dons sont aussi imprévisibles que les coups : quand il semble se laisser aller à la clémence, c’est pour se réjouir, se distraire. Pour le narrateur-conteur de sa propre vie, il est normal que le roi soit « imprévisible », que la cour soit « un monde sans pitié », « un panier de crabes », qu’y travailler aussi proche du souverain soit « un pacte avec le diable »… Une fois le contrat accepté avec ses inconvénients – l’épée de Damoclès au-dessus de la tête –, et ses avantages longuement évoqués, on ne peut le rompre sous peine de mort ou de disgrâce : « Ainsi occupions-nous notre temps et celui du Seigneur jusqu’à la prière de l’aube, nous évertuant à lui faire oublier les traces de sa longue journée, le divertissant par des artifices loufoques autant qu’improbables, transposant ce haut lieu de gravité et de grandes décisions en espace paisible, viable et plaisant ».

C’est la mort du roi qui est une anomalie et l’incipit repris tout au long du premier chapitre dit bien le monde qui s’écroule pour les courtisans : « Tout paraissait normal, mais rien ne l’était vraiment ». A cet instant où il fait le bilan de sa vie de courtisan, le fqih Mohamed prend conscience de sa dépendance à son maître, de l’ordre d’un attachement amoureux : « La présence physique de Sidi me manquait. Sa voix, son regard, ses ordres, son ironie, ses mimiques et jusqu’à ses furies laissaient en moi un vide dévorant, impossible à combler. Je ne savais que faire de mon encombrante personne, de mon humour inutile devenu noir et lourd, de mes sourires se convulsant en rictus grimaçants, figés et hypocrites ».

Mahi Binebine parvient à faire construire progressivement à son personnage les arguments de son auto-défense en jouant sur sa lucidité : il a aimé être avec les plus nantis et les aristocrates. En se campant comme une victime des envieux et des médisants à cause de sa fonction auprès du roi : il a été accusé injustement d’être derrière les « décisions brutales » d’Hassan II ; en montrant sa crainte, comme tous les courtisans, de « la disgrâce » qu’il décrit minutieusement au chapitre 6 comme la pire épreuve dont il a « arpenté les recoins obscurs » : il prépare ainsi l’aveu : « Plus tard, je vous dirai ma glissade dans ce purgatoire tant redouté dont la seule évocation me donne des frissons, vingt-cinq ans plus tard ».

Il a fallu les cent premières pages sur les 167 que compte le récit pour parvenir à dire ce qu’il voudrait oublier, au chapitre 8. Ce dernier commence par une réflexion sur « l’exercice de l’autobiographie » qui ne peut donner qu’une « parcelle de la vérité ». Enfin, la confession : « Que de circonvolutions dans mon récit pour éviter d’évoquer une blessure que je traîne depuis si longtemps : celle de mon fils aîné qui eut la brillante idée de renverser en une seule matinée l’ouvrage d’une vie. Un tel damné ne pouvait finir que dans l’obscurité d’une geôle du Sud, la plus éloignée possible de la communauté des hommes ; tout là-bas dans le désert, au fond d’un trou creusé au milieu de nulle part, un mouroir à la mesure de son égarement, hanté par des fantômes de son espèce ».

On voit ici que la façon de raconter l’histoire lui est personnelle : c’est à lui que son fils a porté préjudice et il justifie tout à fait le châtiment. Il poursuit en se présentant comme une victime de cette histoire : « Cette tragédie me fit passer aux yeux de tous pour le fossoyeur de ma propre progéniture. J’étais devenu un monstre, un moins-que-rien, un vendu. On me fit tant de procès iniques, on me jugea et on me condamna d’avance. De quelle façon raconter mon histoire en occultant celle de mon fils, la chair de ma chair qui faillit m’emporter dans sa chute ? »

Regardé avec mépris au dehors, il est harcelé par sa femme chez lui, personne ne voulant croire qu’il était impuissant à intervenir. Après avoir longuement rendu hommage à la mère inconditionnelle qu’était son épouse – Mahi Binebine l’avait déjà fait dans Les funérailles du lait –, il l’interpelle pour dire sa vérité : « Aujourd’hui, je peux m’exprimer en liberté, sans obligation de réserve […] Je jure par le Très Haut que je n’ai jamais su si Abel était vivant ou mort. Ni dans quelle geôle il croupissait. Les accusations injustes, le mépris, la haine émanant de vous tous m’ont anéanti ».

Il poursuit sa propre défense : ce qu’avait fait son fils le mettait en position de grande fragilité et s’il l’a renié publiquement, c’était pour protéger le reste de la tribu. « Non, je ne voulais pas évoquer cette histoire. A quoi bon rouvrir une plaie que j’ai mis des années à panser, attiser un feu couvant sous des braises mourantes […] » Pour lui, il n’est pas responsable et il répond même à l’accusation de lâcheté : « Lâche, dis-tu ? Peut-être. J’aurai pu choisir de claquer la porte – d’autres que moi l’ont fait –, redescendre sur terre et réapprendre à marcher avec le commun des mortels. Renoncer à la gloire, aux courbettes des petites gens […] J’aurais pu revenir à Marrakech, enseigner dans une école quelconque en médina et vivre heureux avec toi. Peut-être. Mais il aurait fallu qu’on m’empêchât le premier jour de goûter à la grande vie, aux fastes du pouvoir ».

Le dernier paragraphe montre que le fqih n’a rien pardonné à son fils dans la mesure où il savait que son père serait parmi ceux qui allaient être tués, au palais de Skhirat. C’est dans la deuxième moitié du chapitre suivant qu’il revient sur l’affaire de son fils pour s’attarder sur sa disgrâce à cause de lui et sur la souffrance qu’il a endurée. Il est mis à l’écart pendant un temps qui n’est pas quantifié et revient finalement dans les bonnes dispositions de son maître après avoir renié publiquement son fils. Dans le chapitre suivant, il rappelle l’histoire d’un homme qui était « dans le même mouroir que son fils » (ce qui contredit ses protestations antérieures de n’avoir jamais su où il était) et qui a accepté la mort plutôt que de trahir un frère d’armes. Il commente : « J’avais peine à comprendre cet esprit de corps pour lequel on donnait volontiers sa vie pour ne pas ôter celle de son camarade. Une telle solidarité n’existe pas dans le monde où je vis, on est prêt à sacrifier une tribu entière pour sauver sa pomme ! » Un peu plus loin, enfin, il avoue que le vide laissé par la mort du roi sera beaucoup plus cruel que le vide laissé par son fils.

Le chapitre 12 est entièrement consacré au retour d’Abel (Aziz) : il n’était pas possible pour des raisons à la fois d’éthique et de vraisemblance de conserver le « je » du père qui n’a pas assisté à ce retour. Le narrateur se glisse alors derrière la mère, restituant la scène par son regard, à la 3èmepersonne. Il est centré sur le couple indissociable de la mère et de son fils. On pourrait penser que, d’un coup de baguette contique, le romancier a effacé le mal, la souffrance, l’inique. Il n’en est rien, comme il le dit dans un entretien : « Les années de plomb au Maroc ne sont pas une fiction. Nous avons été terrorisés, nous avons vécu l’arbitraire, l’injustice, le népotisme. Les rafles, les disparitions étaient monnaie courante… Et vous savez quoi, notre “petit père des peuples” fascinait les Marocains. À sa mort, les gens maltraités des décennies durant le pleuraient sincèrement… Syndrome de Stockholm ? Oui, certainement ! »

Mais il tente d’aller plus loin en recomposant la figure du père, livre qu’il a mis du temps à écrire, sans doute sous l’effet de l’attitude pleine de hauteur de l’emmuré. À sa mère qui demande à Abel s’il est facile de pardonner aux bourreaux, celui-ci répond que le bourreau n’existe pas: « Il se mue en simple exécutant d’une épreuve infligée par Dieu ».

La quatrième de couverture note ces propos du romancier : « Je suis né dans une famille shakespearienne, écrit-il ainsi en quatrième de couverture, entre un père courtisan du roi et un frère banni dans une geôle du Sud ». Ce livre lui a permis de mettre de l’ordre et il se dit délivré.

Et l’emmuré…

Un des mérites d’un roman est de ne pas s’imposer solitaire dans le champ des lectures. Justement, Le Fou du roi est l’occasion de relire ou de lire l’œuvre qu’Aziz Binebine a éditée en 2009, Tazmamort – Dix huit ans dans le bagne d’Hassan II.

Libéré du bagne, Le fils aîné est rendu aux siens après une première réparation des séquelles du bagne. Comment ne pas vouloir lire l’œuvre de celui qui apparaît ainsi dans le magnifique chapitre 12 du Fou du roi : « Entre deux hommes en uniforme le soutenant de part et d’autre, elle aperçut un vieillard d’une maigreur cadavérique, petit, le dos voûté, les joues creuses, les pommettes osseuses au-dessus desquelles s’enfonçaient dans leurs orbites des yeux hagards. Incapable de tenir debout, une loque humaine, comme savent en vomir si bien la haine et la barbarie, lui adressait un sourire aussi ébréché que les créneaux des remparts. Elle examina avec méfiance l’homme qu’on lui ramenait, soupçonnant une tromperie sur la marchandise. Pourtant, le grain de beauté sur la fossette gauche était bien celui de son fils. Elle hésita à faire crédit à ses yeux défaillants. Abel était grand, costaud, une force de la nature impossible à rétrécir de la sorte ; on aurait dit un vêtement lavé à l’eau bouillante. Comment était-on parvenu à flétrir un râble aussi puissant, à le décharner, à le réduire à des os et des nerfs tel un arbre à l’abandon brûlé par le soleil du sud ».

On ne peut tout citer : ce chapitre est bouleversant et reconduit le lecteur à Tazmamart. Toutes sortes d’informations et de documents sont disponibles en naviguant sur internet et qui ne sont pas repris ici. Comme l’écrit Khalid Zekri dans on étude sur la littérature carcérale au Maroc : « (elle met) à nu les années de plomb et montre qu’il est inconcevable, pour le sujet marocain, de plonger aujourd’hui dans le fleuve Léthé sans porter un regard rétrospectif sur son passé récent ». Rappelons qu’avant Tazmamart, Abdellatif Laabi avait publié deux récits en 1982 et 1983 sur la répression et la carcéralité au Maroc.

On sait que le récit d’Aziz Binebine a servi de base à l’écriture du roman de Tahar Ben Jelloun, en 2000, Cette aveuglante absence de lumière. Cela a été l’objet d’une polémique sur laquelle il est inutile de revenir. Ce n’est que neuf années plus tard qu’Aziz Binebine se décide à publier son propre récit qui retrace son parcours et son témoignage des événements, son vécu dans les prisons puis au bagne ; témoignage qui, par la beauté et la sobriété de son écriture est, véritablement, une œuvre littéraire au sens noble du terme. Il le veut essentiellement comme hommage à tous ceux qui sont morts à Tazmamart. Dans son Bâtiment B, en ne comptant que les prisonniers d’origine (car il y eut des prisonniers temporaires), ils étaient 29 en 1973 et 3 seulement sont sortis de cet enfer le 15 septembre 1991. Notre ami le roi de Gilles Perrault avait dévoilé au grand jour le bagne en 1990 et Christine Daure-Serfaty publiait chez Stock en 1992, Tazmamart, une prison de la mort au Maroc.

Comme un autre survivant, Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 (2000), A. Binebine contextualise son témoignage : il présente l’école militaire d’Ahermoumou puis le transfert au palais de Skhirat, résidence d’été d’Hassan II. Il donne aussi tous les détails de l’envahissement du palais par les militaires qui dirigent le coup d’Etat.

Dans la prison de Kenitra, il a la révélation, « le déclic » et il raconte sa redécouverte de l’islam, se concrétisant par une pratique religieuse qui l’a sauvé du désespoir et de la haine. Il écrit : « Je fis demi-tour, retournai à ma cellule, pris des vêtements propres et me dirigeai vers les robinets pour faire mes ablutions, grandes et petites, et les prières du jour. C’était à Dieu que je m’étais rendu sans condition, sans arrière-pensées, sans autre intérêt que le salut de mon âme. Je fis la promesse de ne jamais rien demander en échange et la tins jusqu’à la fin. […] Pendant la longue durée de mon calvaire, j’ai accompli mon devoir religieux sans jamais douter, sans jamais incriminer le ciel, sans jamais mêler ma foi à mon destin. J’étais là par la volonté des hommes, j’en sortirai par la grâce de Dieu ».

Cela le soutint mais ne l’empêche nullement, en 2008-2009, de raconter avec un réalisme difficilement supportable les conditions de survie au bagne. Il trouve des explications (et non des justifications) au système inhumain mis en place sur « l’inhumanité » des gardiens, sur la « logique » du châtiment, etc. Mais surtout, il choisit de rendre hommage à ses anciens compagnons : c’est la raison pour laquelle, l’éditeur en 4èmede couverture, parle d’un « tombeau de mots ». Les raconter, c’est restituer leur mémoire et donc aussi leur vie. Dans un des entretiens qu’il a donnés lors de la parution de son livre, l’écrivain-témoin déclarait : « On a parlé des survivants mais jamais des morts. Je connaissais leur vie, leur mort, leur voix. Grâce à mon livre, la presse a parlé d’eux. Au départ je ne voulais pas écrire. Mais j’ai ressenti comme une injustice. Alors j’ai voulu réhabiliter ces garçons qui sont morts dans des conditions atroces. J’ai voulu faire vivre leur mémoire. Ma première pensée a été pour les familles, pour les enfants. J’ai vu leur détresse. Je veux qu’ils sachent comment leur père, leur grand-père, est mort pour les aider à faire le deuil. Mais je ne voulais pas trop en imposer aux lecteurs, alors pour humaniser le livre je n’ai pas raconté que leur mort mais j’ai aussi raconté leur vie. Ce sont des histoires humaines ».

Très rapidement, pour survivre et espérer un jour sortir de cet enfer, Aziz Binebine s’est imposé une discipline mentale de fer. Il affirme : « il me fallait réagir vite, prendre des décisions radicales, éradiquer de mon esprit tout questionnement, tout ce qui pouvait l’entraver, le paralyser, le tirer vers le bas, vers les abysses du regret et du désespoir ». Il s’interdit d’avoir des souvenirs personnels. Seuls comptent ce que sa mémoire et son imaginaire ont enregistré qu’il offre à ses camarades. Il restitue à ces morts vivants les histoires qu’il a lues, les films qu’il a vus : « Pour ces naufragés de l’océan du silence, il était vital de s’accrocher à tous les débris sonores jetés contre les blocs de béton, qui s’engouffraient dans les trous des murs pour nourrir leurs rêves et leurs espoirs. Dans notre obscurité, l’ouïe devint le principal sens par lequel nous nous accrochions à la vie. Et c’est là que ma présence dans ce caveau trouva sa voie : je devins marchand de rêves, maître de l’imaginaire, le magicien de la voix, conteur inopiné. Ce fut ma participation à la vie du groupe : le voyage par la voix. Je n’étais donc pas là par hasard… »

D’autres camarades s’insurgent contre l’injustice de leur sort et se démènent comme des diables se faisant maltraiter en conséquence par les gardiens – comme Moha, mort le 13 janvier 1978 -, « le menaçant de recommencer s’il s’obstinait à demander la lune comme le Caligula de Camus. Ce fut un choc, il ne pouvait se résoudre à être retenu de façon illégale. […] Sa peine, il l’avait purgée ».

C’est un autre détenu, Bendourou qui lui révèle le reniement de son père, raconté vers la fin de l’œuvre : « mon père, qui était un proche du roi, se vit poser cette question après les événements de Skhirat : — Alors Binebine, ça te plaît ce qu’a fait ton fils ? Mon père répondit, dans un réflexe d’auto-défense je présume : — Majesté, je ne reconnais pas cet individu. Un traître à mon roi ne peut être mon fils ! La réponse avait dû plaire au monarque puisqu’il n’évoqua plus jamais le sujet. Et voilà que cette histoire m’était jetée à la figure, dans un souci évident de profondément me blesser ».

Et pourtant, quels que soient les acteurs et quelles que soient les circonstances de ce que Mahi Binebbine nomme « un drame shakespearien », se dessine une lignée troublante, au terme de ces présentations trop rapides : la transmission culturelle et littéraires grâce à une mémoire hors normes : le grand-père à la cour d’El Glaoui, pacha de Marrakech ; le père, bouffon d’Hassan II qui confie : « Peut-être voulais-je inconsciemment ressembler à mon père comme il arrive souvent aux jeunes gens de mon âge, mais rien ne me prédisposait, ni ne m’attirait vers une telle profession. La souplesse d’échine et la génuflexion me répugnaient. Et pourtant… On a beau vouloir échapper à son destin, voilà qu’il vous rattrape et, sournoisement, insère votre existence entre les étroites et impitoyables lignes du mektoub ».

Comme son père, cette élévation dans les hautes sphères, il la doit à sa mémoire phénoménale dont Aziz fait preuve dans sa « fonction » de conteur au bagne. Même lignée aussi que la réussite artistique de Mahi Binebine, peintre, écrivain et sculpteur. Les deux héritiers de la lignée ont su faire de leur don et de leur travail, autre chose que de la courtisanerie avec son lot de renoncements, de compromissions et même d’avilissements.

Ces deux livres lus et/ou relus posent des questions fondamentales à notre humanité. Interrogé en 2009 sur le régime marocain et Hassan II, Aziz Binebine a dit faire la part des choses, sans haine ni ressentiment. Il fait une distinction nette entre le pardon qui relève d’une démarche individuelle et la justice qui relève de la société : « Bien sûr qu’il y a un responsable dans ce qui s’est passé, mais c’est à l’Histoire de le juger, pas à moi. […] Ce jugement doit être le fait d’une justice indépendante. Et plus que cela, c’est surtout le système responsable de ses horreurs qu’il faut changer ».

Aziz, l’aviateur…

En attendant le jugement de la justice, la littérature est là pour que l’on n’oublie pas. Le roman de Youssef Fadel, Un oiseau bleu et rare vole avec moi (Actes Sud-Sindbad, traduit de l’arabe par Philippe Vigreux, « Tâir azraq nâdir yuhalliqu ma’i »), y revient non comme un acteur, un témoin ou un journaliste mais avec les atouts de l’écrivain qu’il est, plein d’inventivité, de liberté par rapport à la chronologie et au réel attesté. Il édite un roman étourdissant, en dépassant le réel pour mieux nous y plonger, fort aussi d’une expérience carcérale due à ses écrits.

Youssef Fadel est un des plus importants écrivains marocains en langue arabe. Dramaturge et romancier, ses œuvres introduisent le dialecte marocain dans le texte en arabe classique. Écrivain très engagé, certaines de ses pièces ont été adaptées au cinéma. Le film qui a gardé le titre de la pièce, Le coiffeur du quartier des pauvres, demeure une référence du cinéma marocain.

Le roman a une organisation originale en se mettant en marge des conventions habituelles de chronologie et d’explications discursives en cours de narration, pour entraîner son lecteur dans le dédale de vies où l’espoir de sortir la tête de l’eau de la misère entraîne les deux personnages principaux, Aziz et Zina, dans des cécités au quotidien. Sept narrateurs se partagent la voix du texte : Aziz et Zina, bien sûr mais aussi les deux « cuisiniers », gardiens du bagne, jamais nommé ainsi mais dénommé « casbah », de même que la cellule où est enfermé Aziz est une « cuisine », Baba Ali qui intervient deux fois et Benghazi, trois ; la sœur aînée de Zina, Khatima intervient qu’une seule fois, la chienne Hinda et la petite Aziz de huit ans. Les deux gardiens sont les revers d’une même médaille : l’un est obsédé par l’horreur de ses actes en particulier tous ces morts jetés dans la cour sur lesquels ils ont déversé la chaux vive ; l’autre les assume et déploie pour le lecteur la cohérence de la répression du point de vue du pouvoir. C’est Aziz qui a le plus souvent la parole – sept fois – suivi de Zina qui intervient cinq fois et la chienne, trois fois. Le lecteur qui découvre cet univers ne peut ignorer qu’il est dans un univers carcéral, particulièrement abject en ce qui concerne le pilote Aziz, insidieux et quotidien en ce qui concerne Zina. Ceux qui connaissent l’histoire de Tazmamart retrouveront la chienne Hinda, immortalisée par les témoignages (en particulier celui d’Ahmed Marzouki, Tazmamart, Cellule 10, chapitre XI) et par la nouvelle d’Abelhak Serhane, La chienne de Tazmamart, (Paris-Méditerranée, 1998) où la chienne, interrogée sur sa détention par un psychiatre, apparaît plus humaine que les humains. Ses interventions dans le roman de Youssef Fadel sont toutes saisissantes et c’est d’elle que vient le premier récit, transformé par rapport au réel, de la libération d’Aziz de la casbah.

L’oiseau qui, du titre au roman, est une des ponctuations poétiques de la narration, est également pris du « matériau » des témoignages : « Je lis les pensées de toutes les créatures volantes. Et je sais très bien les écouter. Tout ce qui vole : papillons, cafards, chauves-souris. Mais pas les humains. […] Je viens d’entendre de nouveau l’oiseau chanter. Trois fois. Ce qui signifie dans sa langue que le cuisinier arrive ». C’est à l’oiseau, Faraj, qu’il parle en essayant de ne pas le montrer quand on vient le chercher dans sa cellule pour le libérer.

L’oiseau est aussi métaphore du rêve d’aviateur d’Aziz, ce jeune aviateur de Kenitra qui a 28 ans quand il sauve Zina de la prostitution, qu’il l’épouse et disparaît le lendemain de leurs noces, le jour même du coup d’état. Peu de dates sont données mais les dates essentielles pour tenir un fil chronologique : « un certain printemps 1972 », 3 avril, 15 août et 16 août 1972, 21 mai 1990, 26 ans plus tard, donc en 1998 pour ce qui serait la réunion du couple. Entre-temps, bien sûr, toutes les mentions des étapes suivies par Zina pour retrouver Aziz, affirmées dès les premières pages : « Non, pas un seul jour l’idée de le retrouver ne m’a quitté l’esprit, toujours aussi vive et obsédante que quand, à seize ans, j’ai commencé mon long périple à la recherche d’Aziz […] J’avais seize ans quand j’ai commencé à le chercher, j’en ai trente-quatre aujourd’hui et je continuerai jusqu’à soixante, soixante-dix et même plus s’il le faut ». Notons cette réflexion de Zina, généralisable à toutes celles et tous ceux qui attendent les disparus : « La fausse nouvelle entretient le flambeau du souvenir comme la torche qu’on prend pour avancer ».

La première intervention d’Aziz plonge le lecteur dans cet univers carcéral abject mais sur une tonalité légère et ludique, plus efficace encore que la dénonciation réaliste frontale : ils sont tous là ceux que l’on a croisé dans les témoignages, les cafards, les scorpions, les rats, les serpents ; ils ne peuvent plus atteindre celui qui les observe : « Mon propre venin me suffit. Ma santé est déplorable. Plus un cheveu ne pousse sur mon crâne dont la surface est trouée comme une place ravagée par une bande de cochons affamés ».

Les titres de chaque prise de parole d’Aziz et ce qu’il décrit donnent des repères de la longueur de son emprisonnement, des sévices subis, des ruses pour tuer le temps et son refus de la prière : « Je crois que, dans le trou où je suis, je n’ai pas de dettes envers Dieu. Alors, pourquoi je prierais ? Pour le remercier ? De quoi ? Vous avez déjà vu un aveugle remercier celui qui lui a crevé les yeux ? […] Non, la prière est pour moi un genre de sport dans cette cuisine étroite ».

Ce roman est à lire pour sa capacité à sublimer le réel non pour l’édulcorer mais au contraire pour l’intensifier. Il ne ménage pas son lecteur, ce qui est la marque des grands textes, il ne le tient pas par la main pour lui faciliter la lecture. Il l’oblige à l’attente, à la dérobade, à l’arbitraire et, nommant « Aziz » la petite fille de huit ans qui clôt cette fresque saisissante de la misère et de la répression, à combler les blancs et les manques sans lui donner les clefs, écho de l’avertissement reçu par Aziz, le prisonnier, à sa libération « ce que j’ai subi doit rester secret, […] le pays est entouré d’ennemis ».

Article disponible aussi sur Diacritc.com

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