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Le double visage de Mahi BineBine (Le Monde des livres - Mars 2017)


Le Monde des Livres (Florence Noiville)

Le double visage de Mahi Binebine

La vie de son père à la cour d'Hassan II a inspiré à l'écrivain " Le Fou du roi "

En ancien persan, " jardin " se dit pairi-daiza, un mot qui a donné " paradis ". Ce terme nous revient en mémoire, ce jour-là, dans les Jardins de la Médina. Là où l'écrivain, peintre et sculpteur Mahi Binebine fixe souvent ses rendez-vous. Discrètement niché dans la vieille ville de Marrakech, cet ancien palais du XIXe siècle – aujourd'hui transformé en hôtel – déploie ses lacis de corridors, escaliers dérobés et petits salons à ciel ouvert autour d'un jardin protégé de hauts murs, insoupçonnable, luxuriant. Littéralement " pairi-daiziaque ". " J'aime ce lieu. J'adore m'imaginer qu'il fut jadis un repaire d'écrivains, d'artistes ou tout simplement d'amoureux du beau ", explique Mahi Binebine, qui est lui-même les trois à la fois. Jovial et bon vivant, cet homme tout en rondeurs, qui aime créer autant que ripailler, ajoute dans un grand rire : " J'y viens souvent car, en plus, on y mange bien ! " Deux passions Né à Marrakech en 1959, Binebine a commencé sa vie professionnelle dans les mathématiques. Qu'il a même enseignées, pendant huit ans. Et puis, ses -appétits artistiques ont pris le dessus. Aujourd'hui, on peut voir ses toiles – très matiérisées, avec d'étonnants mélanges de cendre, de cire d'abeille et de pigments – dans des lieux prestigieux tels le Musée Guggenheim de Manhattan. Quant à ses livres – une dizaine en tout, dont Le Sommeil de l'esclave (Stock, 1992), Les Funérailles du lait (Stock, 1994), Le Griot de Marrakech (L'Aube, 2006)… – ils ont reçu de nombreuses récompenses. Le plus connu, Les Etoiles de Sidi Moumen (Flammarion, 2010), a même été porté à l'écran par Nabil Ayouch sous le titre Les Chevaux de Dieu (2012), après avoir remporté en 2010 le Prix du roman arabe. Dans Le Fou du roi, qui vient de paraître, l'homme au double visage conjugue habilement ses deux passions : il est à la fois écrivain etpeintre. Portraitiste, plus exactement. Le sujet qu'il campe ici en pied – ce narrateur qu'il connaît au point de pouvoir dire " je " à sa place – n'est autre que Mohamed Binebine, alias " le Fqih Mohamed " ou simplement " le Fqih " (" le lettré " en arabe) : son propre père. Un conteur d'histoires lui aussi, mais d'un genre particulier. " Pendant 35 ans, de 1965 à 1999, mon père a été le bouffon d'Hassan II, explique Mahi Binebine. Mon grand-père lui aussi avait été bouffon. Quant à moi, j'y ai échappé de peu… " Par " bouffon ", il faut entendre homme de culture, un personnage qui fait rire certes, mais qui est aussi un intellectuel au service du monarque. Souvent seul avec Sa Majesté, le bouffon a une lourde tâche. " Le roi attendait de moi le bon mot, la repartie subtile, le lien érudit de telle situation avec une autre qui se serait déroulée dans la cour d'un calife du temps des Omeyyades, et que j'agrémentais d'anecdotes piquantes. " Vie de cour, grandeur et sujétion, effroi et fascination, flagorneries et génuflexions… " Il faut imaginer un endroit où le favori peut être châtié pour rien, où les jalousies s'attisent quand la nuit tombe ", écrit Binebine. Au prix d'une disponibilité entière, et d'une vie de famille sacrifiée, le père s'en sort plutôt bien… jusqu'en 1971. " Jusqu'à ce coup d'Etat inratable et pourtant raté. Jusqu'à ce que l'on découvre surtout que mon frère était parmi les mutins ! " Surprise. Epouvante. " Mon père était alors caché avec le roi, tandis que mon frère arpentait le palais les armes à la main. Si tout ça n'est pas du Shakespeare… ! " Ivresse du pouvoir Shakespeare ou Corneille. Entre son fils et le roi, le dilemme ne dure pourtant pas très longtemps. Le père est prompt à choisir son camp. Ce sera le roi. Entre le fou et le père, c'est donc le fou – dans tous les sens du terme – qui gagne. L'ivresse du pouvoir ou de sa proximité, la hantise de la disgrâce. " L'esclavage consenti. " Quant au fils, le frère de Mahi Binebine, il est expédié au bagne de Tazmamart, où les prisonniers sont " un peu plus que des rats et un peu moins que des hommes ". Il y restera dix-huit ans et, en sortant, demandera à voir son père… La suite, toujours aussi haute en couleurs, surprenante et bien contée, on ne la dévoilera pas. Mais on est loin d'une -vengeance de tragédie. Au -contraire. Par la magie conjuguée du temps et de l'écriture, Mahi Binebine a fini par surmonter le dégoût, par voir à l'intérieur de son père, le voir différemment. Non plus comme un meurtrier. Mais comme un homme qui avait un " étrange goût de la vie "." J'ai -découvert un type merveilleux, ultracultivé avec une mémoire inimaginable, dit-il. Et je suis tombé amoureux de lui ! " Cette histoire de pardon et de réconciliation, cela fait longtemps que Mahi Binebine cherchait à la raconter. La voici. Commentée ainsi dans ce jardin des Mille et Une Nuits, elle ressemble à un conte oriental. Elle en a la saveur, le charme, la fantaisie, mais aussi la profondeur et la gravité. Après l'avoir lue, on regarde différemment l'œuvre plastique de Mahi Binebine. Des hommes emprisonnés dans des rets, des fils, des filets. Et si ça n'était pas un hasard ? Fl. N. © Le Monde aujourd'hui

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