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La joie est un métier


Par Jacques Alessandra (écrivain, critique littéraire)

Al Bayane

Cela fait plus de vingt-cinq ans maintenant que Mahi Binebine a choisi de faire œuvre littéraire et de révéler ses brûlures avec cette humanité prodigieuse des plus grands écrivains. Il écrit comme il peint ou sculpte, pour recréer la vie et se joindre au monde. C'est là son exigence, son besoin. Le feu central de ses livres tourne souvent autour de l'idée d'être, de rester, de devenir soi-même dans une société aliénée par les illusions, les interdits et les faux-semblants.Rue du pardon, paru en mai 2019, est son onzième roman. Après Les Étoiles de Sidi Moumen (2010) et Le fou du roi (2017), il est de ceux qui comptent. On y retrouve sa manière artiste d'écrire le monde, à la fois colorée, sensible, en quête d'un état rêvé du langage, mais aussi une mémoire aux abois, au cœur de la vie, de sa vie. L'auteur se met là dans la peau d'une femme, la jeune Hayat, pour raconter son histoire de l'intérieur et vivre au plus près le long processus d'affranchissement qui lui permet d'échapper aux turpitudes d'un père haïssable et d'une mère impuissante. À ce titre déjà, le livre est un puissant antidote au découragement. Le talent de conteur de Mahi Binebine fait le reste, transforme les épreuves de son personnage en un traité de sagesse et sa vie en œuvre d'art. Car au milieu du naufrage familial, des adversités du quotidien et du conformisme social, il y a l'éblouissement des rencontres. Notamment Serghinia alias Mamyta, une diva de la danse orientale, la mère seconde d'Hayat, celle qui lui donne le goût de régénérer son diable au corps en art de vie, l'incite à réagir, à se réinventer et pour qui « la liberté ne se donne pas, elle s'arrache ». Le Grand-Père ensuite, portier dans un grand hôtel, surnommé le Général en raison de son uniforme d'apparat. Beaucoup d'autres encore, les musiciens de la troupe, tante Rosalie, la besogneuse Hadda. Une véritable constellation fraternelle entoure la jeune fille et contribue à sa résurrection en lui ouvrant les portes de son identité. C'est là une des forces de Rue du pardon que de donner la tendresse en partage pour déjouer la cruauté.L'autre force du livre est dans son façonnage, sa manière de dire et de ne pas dire. On se croirait dans un conte. Les marqueurs ne manquent pas : une temporalité pressée, une intrigue raccourcie, une morale très kantienne où l'action et le devoir se croisent, une expression dépouillée, de nombreuses adresses au lecteur, des personnages typés et un décor de rêve où la ville de Marrakech est dans son élément le plus naturel. Mais il n'empêche. Mahi Binebine reste toujours impliqué dans son texte. Il ne s'absente jamais. Et si tout part de lui, de son regard, ce sont les autres qui l'intéressent, c'est la création artistique qui l'intéresse, mieux, c'est ce que la création artistique peut faire de nos vies qui l'intéresse. Finalement, à la lumière de ces deux cheikhas, Mamyta puis Houta, sa réincarnation, à l'image de leur manière d'être au monde, de vivre leur passion, d'habiter leur corps, de se battre pour rester debout, partager et transmettre la joie, il n'est pas interdit de voir l'empreinte de Mahi Binebine lui-même, de penser à son propre cheminement, à sa propre conception de la création. Oui. L'écriture, l'art, comme une vérité solidaire, généreuse, en devenir.

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