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Dans l’ombre de l’artiste (Une après midi à Tahanaout)


Mahi Binebine à l'atelier © Photo Laurent Moulager

C'est un jour avec de ces soleils à double face que l'on connait à Marrakech. Ceux dont la fraicheur fabrique une ombre qui vous tient d’une poigne ferme et vous pénètre jusque dans les os. Ces même soleils de décembre qui pourtant savent aussi offrir dans leur paume une chaleur tiède comme celle d’un duvet. A ce moment de la journée, les feuilles des orangers en farandoles autour de la piscine caressent nonchalamment une peau douce. Il est 14 heures, la fin du déjeuner et le retour à l’atelier à sonné.

Méthodique derrière une fausse nonchalance, l’artiste est de ce lieu le seul maitre, le seul travailleur acharné. Il en fixe le rythme et les heures. Dans cet espace seulement chaotique pour les autres, lui en connait le moindre recoin, le contenu de chaque sceau, la place de chaque morceau de bois d’aucuns diront qu’il traine au sol. Lui sait bien ce qu’il fait là.

Je suis venu inspecter une nouvelle fois ces moments de mystère. De ceux qui restent dans l’ombre un fois que la toile exorcisée de ce passé viendra se pavaner sur des murs amoureux.

Ce jour là Mahi Binebine travaille sur de nouvelles pièces: goudrons, pigments, encres et diluants sont la chimie qui clapote au fond du seau.

Comme un gibier captif dont on aurait lié les pattes, je surprends l’artiste au travail aux pieds d’une longue planche de bois allongée à même le sol. Bancale, elle repose au milieu des feuilles mortes dans les empreintes de précédents trophées. Comme à travers un moucharabié les feuilles de jasmin laissent passer un soleil changeant sur l'homme et son travail.

Le geste est tantôt vif, tantôt comme une caresse. Le pinceau laisse trainer derrière lui dans un ruissellement un jus épais et jaunâtre. Le mélange court le long des traces de fusains, se détournant au gré des ornières de la pointe sèche ou des petites anfractuosités du support. C’est une des ultimes étapes du travail, où oeuvrent fusionnels, l’homme et le liquide.

Je vois lentement apparaitre au passage de ce minuscule tsunami, des couches successives, une autre pâte visqueuse, un noir de bitume d'outre tombe.

Penché à droite, à gauche, l’artiste danse autour de la peinture en devenir. De haut en bas il s’approche s’éloigne, pose ici une trainée de cette crème lourde, là un simple goutte. Un doigt découvre un détail, s’éloigne encore, puis brusquement se détourne ou s’approche furtivement.

Mahi parle, se parle, par bribes. Un mot par ci, un mot par là pour se rassurer ? Questionner ? La questionner ? « Ca vient bien…», « C’est pas mal » « Là ça ne marche pas .. ah si peut être» « Là… », et puis toujours ces petits gestes. Un doigt, une main, le visage fermé, tellement ailleurs de ce visage jovial qu’on lui connait.

Derrière mon boitier, je tente d’anticiper, de voir où va tomber le fouillis des poils du pinceau. J’espère voir l’homme se déplacer un peu à gauche pour prendre du recul, mais au contraire il se rapproche, esquive, se retourne, glisse furtivement de l’autre côté, fait quelques pas en arrière, disparaît de mon champ de vision, pour réapparaitre fondant sereinement sur une zone armé seulement au bout de sa main de ce pinceau dégoulinant.

Même si je connais bien l’homme, j’ai bien du mal à savoir ce que l’artiste cherche. Alors je laisse moi aussi vagabonder mon objectif, me laissant porter simplement par le mouvement. Et c’est très bien ainsi.

Le geste cède alors la place au regard inquisiteur qui tourne encore et encore autour de ce panneau de bois gisant. Choisissant l'angle, orientant la lumière ou accentuant la pente et le l’écoulement du jus qui la recouvre, l'oeil cherche avec attention la foule de détail invisibles. La planche soudain virevolte, d’une main la saisissent à la taille, Mahi fait danser le panneau à la verticale, puis sur le côté et enfin le rallonge délicatement au sol. C’est un corps à corps lent, une chorégraphie presque argentine dont le tempo intime n’est connu que de lui, et d’elle.

Il devine ce que je ne vois pas encore, il anticipe mon attention portée sur telle zone plutôt qu’une autre. Je crois portant avoir une des clés. Mon fil conducteur n’est alors que son regard, en espérant anticiper le geste à venir. Comment traduire en photographie cet échange ? Ou bien est ce une bagarre, une lutte tendre mais incertaine comme en témoigne autour de moi dans l’atelier les nombreux restes qui parsèment sol et murs ? En suivant les yeux, en tentant de traduire l’expression j’en découvre le sens. Le prolongement de la pensée arme le bras. Les photos alors se posent, comme par magie, dévoilant une part du secret.

Dans ce faux silence, apparait alors Mourabiti. Les deux artistes se connaissent bien. Un échange s’amorce avec Mahi, une suite de gestes longs, de bruits sourds, de quelques mots échangés en deux langues, mais surtout de regards. Dans une danse à trois, les deux compagnons s’agitent, sourient, montrent d’une main, tendent le bras et font des signes étranges, haussent les sourcils, puis enfin font silence.

Ce dialogue étrange tient plus sa force de ses longues pauses entres les mots qu’aux mots eux mêmes. En mouvement lents, les deux ont surement fait le tour du travail en cours mais chacun sait bien que le sort des toiles reste dans les mains de Mahi.

Il est tard. Je capte encore un regard, mais j’ai compris que le travail du jour est terminé. Pour le moment, les toiles resteront allongées sur le sol.

Quelques gestes pour finir, juste avant de partir en pointillé, Mahi retouche ici et là d’autres toiles inachevées. L’oeil est devenu distrait, le visage fermé fait la place à celui qu’on lui connait.

Il est temps de rentrer.

Laurent Moulager - Marrakech - 25 Décembre 2017 (www.hipstoresk.com)

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