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Le Seigneur vous le rendra


Le Seigneur vous le rendra, Mahi Binebine

Ecrit par Emmanuelle Caminade 12.07.13 dans La Une Livres, Roman, Fayard

Après Les étoiles de Sidi Moumen, roman initié par les attentats du 23 mai 2003, se déroulant dans cette ville cloaque à la lisière de l’insouciante et bourgeoise Casablanca, dans cet enfer qui en avait nourri les jeunes kamikazes, le dernier livre de Mahi Binebine revient sur cette fracture du Maroc en deux mondes étrangers et sur la fabrication de destins inéluctables, mais dans un registre beaucoup plus souriant.

Le Seigneur vous le rendra se situe à Marrakech, ville natale aimée – et déjà célébrée en 2008 dans un recueil de nouvelles, Le griot de Marrakech –, où l’auteur est revenu vivre après de longues années passées à l’étranger. C’est un conte burlesque, plein de vie et de fantaisie, de malice et de tendresse, qui rend hommage aux petites gens de cette médina animée où il vécut son enfance et à ses gosses miséreux auxquels il invente un avenir possible. Un conte dont la lumière transcende l’ombre, disant pourtant la pauvreté et la crasse, la violence et la noirceur mais avec humour et légèreté, sans colère ni pathos, sachant surtout éclairer la beauté de la « ville ocre » et de « ce peuple avenant et paisible » derrière « toute cette laideur ».

C’est l’histoire d’une émancipation, du passage de la dépendance et de la résignation à la liberté, histoire individuelle d’un enfant devenant adulte qui pourrait s’élargir à celle d’un peuple. Et c’est le héros-même qui prend la parole pour retracer avec le regard lucide de l’innocence les différentes étapes de cette construction de soi qui, de naissance en métamorphoses et en renaissances, lui permirent de s’affranchir successivement de sa mère, de ses frères, puis de son mentor – le bien nommé Monsieur Salvador qui lui fera découvrir les livres dans sa luxueuse et paisible villa des quartiers résidentiels et l’incitera à l’écriture –, mais aussi de sauter « sans filet dans l’inconnu » avant de revenir adulte et libre auprès des siens.

Mahi Binebine réunit ainsi les deux faces paradoxales de Marrakech, celle de la médina surpeuplée et de la ville résidentielle riche et cultivée, en revendiquant à la fois la fidélité aux siens et l’ouverture apportée par la ville nouvelle au travers d’un héros conciliant harmonieusement ces deux mondes, semblant rendre possible l’émancipation au sein même du Maroc et dispensant ainsi un message d’espoir.

« Né à l’œil » et même « en taxant celle qui [lui] avait facilité l’accès à la lumière », Mimoun Ben Abdallah dont la mère vit là « un heureux présage et le signe évident d’une brillante destinée » entame d’emblée une « carrière de nourrisson ». Veuve ayant déjà à charge une nombreuse famille, « Mère » le loue en effet sans vergogne à des mendiantes, et toute la médina s’arrache bientôt les services de ce « véritable génie de la mendicité ». Grisée par l’enrichissement soudain qu’il lui procure auquel elle n’envisage pas devoir un jour renoncer, elle s’attache de manière monstrueuse à « empêcher à tout prix [l’]inéluctable croissance » de son fils en lui comprimant les jambes de bandelettes, puis les bras, tout en restreignant son alimentation et la lui administrant au biberon.

Passant d’une « panse » à l’autre – ce qui lui permet de détailler les trésors plus ou moins ragoûtants des « morphologies féminines » qui l’accueillent –, puis transporté dans une nacelle à roulette par son frère Tachfine, le petit cireur de chaussures, ce curieux « bébé-momie » au visage de garçon, dont le sexe et l’esprit ne voient pas la croissance altérée, a tout loisir pour observer cette véritable « cour des miracles » qui grouille autour de lui. Trouvant malgré ses souffrances bien des agréments à cette position, il ne cherche pas à quitter sa « bulle », s’ingéniant à inventer de nouveaux tours le transformant en « bête de cirque » ou en « bébé savant » pour capter le regard des badauds et maintenir l’attention sur lui, ce qui l’amènera néanmoins un jour à quitter ses bandelettes pour s’exhiber nu et tirer profit encore plus grand de ses difformités.

Mais une fois les jambes libérées, il apprendra peu à peu à marcher et « le paysage alentour [prendra] une autre dimension ». Le processus de libération enclenché s’avérera désormais inéluctable, confirmant ainsi les prédictions antérieures d’une voyante et l’impuissance des manigances de sa mère à en empêcher la réalisation…

Mahi Binebine ne révolutionne certes pas la forme mais son écriture simple, familière et précise est très évocatrice, et l’on sent souvent le peintre et le sculpteur qu’est aussi cet écrivain, notamment dans ses descriptions des corps. Il possède par ailleurs un réel talent de conteur avec un ton bien à lui, sachant captiver son lecteur en renouvelant avec vivacité les péripéties et en se tirant avec imagination des situations les plus fantaisistes pour continuer à faire avancer son histoire, et l’on est séduit par cette alliance de dérision, de douceur et de sensualité qui illumine ce récit plein de verve dont la « touche poétique » vient « privilégier l’émotion sur le grotesque ».

Un récit qui semble s’inscrire dans une double tradition, alliant le réalisme minutieux et burlesque d’un Gogol et l’imbrication des récits propres aux Mille et une nuits (comme par exemple ceux de Hadda la clocharde alcoolique et de Ba Blal, de Monsieur Salvador, cet espagnol riche et cultivé tombé amoureux d’un de ses élèves ou de Mounia la naine contorsionniste…).

Et on ne peut s’empêcher de retrouver quelques traits de l’écrivain malicieux et bon vivant qui conquit son auditoire en quelques minutes lors de la récente Comédie du livre à Montpellier, sous ce jeune héros s’affirmant lui-même comme une sorte de double du vieux conteur de la médina, de ce Ba Blal au « l » baladeur qu’il admire tant ! Cet ancien esclave noir déroule en effet pour ses auditeurs des horizons infinis car on ne peut castrer l’imagination, tout comme celui qu’il nomme « P’tit pain » « entame ses pérégrinations dans les paysages sans frontières de la littérature » et le régale des histoires lues dans les livres de son sauveur, avant de nous conter lui-même sa propre histoire sous la plume de Mahi Binebine. Un héros réconciliant, là encore, deux mondes, celui de l’oralité orientale et de l’écrit occidental.

Le Seigneur vous le rendra qui célèbre la liberté en semblant s’inscrire dans la mouvance des Printemps arabes résonne ainsi également comme un hommage touchant à Marrakech et à la littérature. Et le lecteur se plonge dans ce livre de Mahi Binebine un peu comme « P’tit pain » « installait [son] fauteuil près de Ba Blal car [il] raffolait des histoires qu’il [lui] racontait ».

Emmanuelle Caminade

Le Seigneur Vous le rendra Mahi Binebine Fayard
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