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Bébé mendiant deviendra grand (Next - Libération 2013)


MAROC : BÉBÉ MENDIANT DEVIENDRA GRAND

Paru dans Next - Libération

Par Marc Semo - 8 mars 2013

Mahi Binebine livre un conte picaresque sur l’émancipation d’un enfant loué pour l’aumône.

On l’appelait le «bébé momie». Entouré de bandelettes pour l’empêcher de grandir trop rapidement, le bambin était loué à sa mère - cher - par les mendiantes du quartier pour attirer l’aumône. «Aucun avorton loué en médina n’était aussi lucratif que moi», se félicite le héros du dernier roman de Mahi Binebine, expliquant le secret de ses succès par l’art d’accrocher le regard fuyant du passant en parant ses yeux «d’une tendre mélancolie» et «d’une amorce de sourire ni vraiment joyeux ni tout à fait chagrin» afin de susciter en lui «un brin de compassion, un léger sentiment de culpabilité, l’idée que son propre enfant aurait pu se trouver là, à ma place, momifié dans des langes sales, affamé, livré à la canicule empoussiérée de la rue».

Orphelin d’un père qui, juste avant sa naissance, a sauté sur une mine au Sahara occidental, le gosse fait vivre toute la famille grâce à ses talents, et sa mère fait donc tout pour qu’il reste bébé, même si peu à peu il devient un monstre avec son corps chétif de quasi-nourrisson surmonté d’une tête de vrai gosse des rues. Sur ce canevas de conte picaresque, l’écrivain et peintre marocain tisse un magnifique récit sur la construction de soi. Le petit Mimoun ben Abdellah, «bête de cirque, bébé savant, momie»,arrive en effet à se libérer des bandelettes qui l’enserrent comme du destin misérable qui aurait dû être le sien.

Mahi Binebine a l’habitude de porter la plume dans les maux de son pays natal. Son précédent livre, les Etoiles de Sidi Moumen (Flammarion), racontait la dérive de gosses des bidonvilles de Casablanca, recrutés par des jihadistes pour devenir kamikazes. Dans de précédents romans, il avait évoqué les émigrants clandestins qui risquent leur vie pour aller en Europe, ou l’abus de pouvoir et la prévarication, fondements de la société marocaine comme dans Pollens. Mais cet artiste est aussi, voire avant tout, un grand peintre aux œuvres immédiatement reconnaissables, avec leurs silhouettes fantomatiques ou leurs masques de papier mâché hurlant une douleur muette. S’il vit entre Paris, New York et Marrakech, sa ville natale, il reste hanté par «ce Maroc qui fait mal», qu’il ne cesse d’évoquer dans ses écrits et ses toiles. Son frère aîné passa dix-huit ans au secret dans le bagne de Tazmamart parce que vaguement impliqué dans le putsch raté de Skhirat, en 1971. Son père, lui, était un proche du roi Hassan II, son «amuseur» qui lui récitait des poèmes et des histoires chaque soir jusqu’à ce qu’il s’endorme.

Dans Le seigneur vous le rendra, petit joyau d’humour noir, le ton de Mahi Binebine se fait grinçant et ironique pour raconter à la première personne cette quête de liberté d’un mendiant misérable, assoiffé de dignité comme de savoir, à l’image de bon nombre de jeunes Marocains d’aujourd’hui. Au-delà de la parabole, ce livre est un hymne à la force de la vie, mais surtout un récit très rythmé, plein de personnages dont les histoires s’emboîtent comme dans tout bon conte oriental. Il y a celle d’Hadda, la clocharde qui fut jadis la plus belle des danseuses du royaume, victime de la jalousie de ses collègues ; celle de Salvador, le professeur espagnol pédophile ex-communiste ; ou celle la naine Mansouria, avec qui il trouve pour la première fois l’amour. Mais tout finira mal : «Un cauchemar de plus à inscrire au débit de mon compte à la banque de la vie.»

http://next.liberation.fr/livres/2013/03/08/maroc-bebe-mendiant-deviendra-grand_887284

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