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L'ombre et les couleurs (Libération 2007)


Libération

2007

Auteur: Marc Semo

Rangés avec soin, les grands panneaux de contreplaqué s’alignent sur le mur de l’atelier. Des silhouettes claires, fantômes humains à peine esquissés, brisés et enfermés, sur des fonds d’un bleu éclatant. Des toiles aussi, d’où jaillissent des masques de papier mâché et de grillage, couturés de cordes fines, dont les bouches hurlent une douleur muette sous des orbites vides. «J’aime les masques, car ils disent tout au-delà des mots tels des cris pétrifiés», explique Mahi Binebine qui, inlassablement, peint et écrit sur «ce Maroc qui fait mal» : celui de l’implacable répression menée par Hassan II jusqu’à la fin des années 80, des agonies des prisonniers enterrés vivant dans les minuscules cellules du bagne de Tazmamart. Ces cauchemars hantent toutes ses toiles et tous ses romans. Dans l’un de ses meilleurs livres, Pollens, monologue halluciné sur l’abus de pouvoir, la prévarication et la violence, son protagoniste s’exclame dès les premières pages : «Non, je ne suis pas fou, mais simplement impuissant comme la plupart des gens de ce pays.» «J’essaie parfois de faire des oeuvres sur l’amour, mais à chaque fois, bizarrement, cela dérape», s’excuse l’auteur avec un sourire.

Pudique, Mahi Binebine sait ne pas imposer sans cesse les déchirements qui le rongent. C’est un quadra à la rondeur joviale et chaleureuse, un bon vivant, fou de vins et de fromages français, qui vit avec sa femme et ses trois filles dans une belle maison avec piscine au coeur de Marrakech, la ville de son enfance. Son atelier est installé à une trentaine de kilomètres, loin du chaos de la grande métropole touristique, au milieu des collines couvertes d’oliviers des premiers contreforts de l’Atlas. Chaque jour, il s’y enferme pour une dizaine d’heures de travail. La force de ses tableaux, c’est aussi leur matière rugueuse et sensuelle. L’ocre de la terre, la poudre des pigments qu’il mélange lui-même et, surtout, la cire d’abeille. Il l’achète en gros blocs et la fait fondre avant d’en recouvrir d’une fine couche les grands panneaux sur lesquels il peint. «C’est une technique de la Renaissance, tombée en désuétude car fragile, mais elle donne une incomparable matérialité aux couleurs», explique cet ancien «prof de maths» qui apprit la peinture en autodidacte pendant ses années parisiennes. Aujourd’hui, il est un peintre reconnu, avec des toiles au Guggenheim de New York comme dans les plus grandes collections d’art contemporain du Vieux Continent. Au Maroc, il est considéré comme l’un des plus grands peintres du pays.

Toile après toile, livre après livre, Mahi Binebine tente d’exorciser les mêmes fantômes. Il est encore adolescent quand son frère aîné et admiré, Aziz, jeune officier plein d’avenir, est arrêté après le putsch raté de Skhirat, en 1971. La réaction du roi est impitoyable : tous les militaires impliqués de près ou de loin dans le complot sont arrêtés, jugés, avant de disparaître dans le néant. Leurs familles ne sauront pas s’ils sont morts ou vivants, jusqu’à la publication, en 1985 en France, d’une liste des enterrés vivants de Tazmamart, sortie clandestinement du pays. «Son absence était terriblement présente, et chaque jour ma mère mettait son couvert à table comme s’il devait rentrer d’un instant à l’autre.» Dans son roman les Funérailles du lait, Mahi Binebine a raconté cette infinie attente d’une mère - la sienne - rongée par un cancer du sein, qui résiste avec le seul espoir de revoir son fils. Toutes les familles des condamnés étaient dans le même désespoir, mais chez les Binebine la tragédie était encore plus terrible : parti quelques années plus tôt rejoindre une première femme, le père était un lettré raffiné et un professeur d’arabe classique qui pendant trois décennies fut l’ «amuseur» du roi Hassan II. «Chaque soir, vers 20 heures, il se rendait au Palais et accompagnait le roi jusqu’à ce qu’il s’endorme, en général vers 3 heures du matin, lui récitant des poèmes en arabe, lui racontant des histoires, l’entretenant de la rumeur du monde», raconte Mahi. Il a longtemps détesté ce père qui, en apprenant du roi l’implication de son aîné dans le complot, le renia: «Sidi, ce n’est pas mon fils, et je ne suis pas son père.» L’horreur est pour lui encore abstraite, désincarnée, même si Mahi, parti à Paris étudier les mathématiques, sait en fréquentant les milieux de l’opposition marocaine ce qui se passe dans les prisons. Puis Hassan II commence à libéraliser le pays.

En 1991, Aziz retrouve la liberté après dix-huit ans de bagne. Des vingt-neuf détenus de son baraquement, seuls quatre ont survécu. «Je me souvenais d’un bel officier ; je voyais un petit bonhomme fragile, brisé, muet sur ce qu’il avait subi, qui s’enfermait pendant des journées dans une petite pièce sombre comme sa cellule.» Puis, en quelques mois, Aziz se ressaisit. Il se marie et a un enfant. Mais, surtout, il va voir son père, lui embrasse les mains en signe de piété filiale, mais se refuse à le juger. «Mon frère avait pardonné. J’ai alors commencé à réfléchir, et j’ai compris que l’attitude de mon père n’était pas de la lâcheté : il appartenait à un autre temps et un autre monde, nourri d’une culture arabe dont l’imaginaire renvoie toujours à l’émir ou au maître», explique Mahi Binebine, qui découvre «un homme drôle, tendre et cultivé, loin du monstre [qu’il imaginait]». Lui, marqué par cette expérience, a toujours voulu garder ses distances par rapport au pouvoir, refusant les bourses richement dotées qu’il aurait pu obtenir du Palais.

Avec la libération de son frère, sa peinture explose. Il réussit enfin à montrer l’indicible, commençant ses premières toiles avec les masques qui le rendent vite célèbre. «Ce sont des tableaux forts, parfois très durs ; mais on apprend à aimer un tableau dur, alors que des œuvres plus légères se fanent vite», raconte l’artiste, qui plus de la moitié de sa vie a vécu hors du Maroc, à Paris surtout puis quelques années à ­New York chez son petit frère devenu entre-temps un as de la finance, avant de se réinstaller à nouveau à Paris. En 2002, il décide de revenir au pays : «Le choc de voir Le Pen au second tour de la présidentielle, l’envie que mes filles connaissent leurs racines.» Et, surtout, le désir de vivre dans un pays en plein changement, «où la peur a disparu et où commence à s’affirmer une société civile». C’est le retour. Certes, Marrakech a changé sous la déferlante touristique, mais tous ses habitants en profitent. Lui compris. Nombre de grands collectionneurs ont acheté des riads ou s’y font construire des villas. «Ici, ils ont plus de temps qu’à Paris, Londres ou New York, et il y a beaucoup de murs neufs à décorer», commente avec humour ce peintre désormais incontournable dont la cote s’envole. Lors de sa dernière exposition à Casablanca il y a deux ans, Mohammed VI a fait venir au Palais une dizaine des principaux tableaux. En quelques minutes, le jeune monarque décida de les acheter tous. Le père enchantait le roi par ses vers, le fils a séduit son successeur par ses couleurs. Et par ses fantômes ?

Mahi Binebine en 5 dates

1959 Naissance à Marrakech.

1980 S’installe à Paris pour étudier les mathématiques.

1991 Libération de son frère Aziz après dix-huit ans de bagne.

1997 Le musée Guggenheim de New York acquiert plusieurs de ses toiles.

2002 Retour à Marrakech.

Texte disponible sur le site de Libé:

http://www.liberation.fr/portrait/2007/09/06/l-ombre-et-les-couleurs_100888