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L'art de la fougue - Ode au féminisme des Marocaines


Article paru dans Next-Libération du 22/06/2019

«Une drôle d’histoire que la mienne. Improbable et tragique, comme le sont souvent les histoires de chez nous», annonce Hayat («la vie», en arabe), la narratrice, qui se fait l’écho de ces femmes aussi adulées que méprisées, souvent au ban de leur famille et de la société : les «sheikhates», artistes populaires qui chantent sur un ton décomplexé et dansent avec fougue, si bien qu’elles sont suspectées de basculer dans la débauche.

Mahi Binebine, un des peintres les plus reconnus de la scène contemporaine marocaine, dresse souvent dans ses livres des portraits de personnages surgis des bas-fonds. On garde en mémoire les Etoiles de Sidi Moumen, qui retrace le parcours de jeunes d’une cité miséreuse en lisière de Casablanca, Sidi Moumen, qui a inspiré le cinéaste Nabil Ayouch pour les Chevaux de Dieu.

Cette fois, Binebine nous plonge dans la peau d’une «sheikha» en devenir. Hayat vient d’un quartier très pauvre de Marrakech. Dès les premières pages, un drame la propulse vers sa destinée, au contact de sa muse Mamyta qui va l’initier, lui transmettre son aura, à travers sa maîtrise de la danse endiablée et du chant, accompagnée de ses musiciens. On assiste alors à la mue de ces femmes issues de deux générations, qui s’apprennent mutuellement la liberté dans une société conservatrice, cadenassée par les rumeurs du voisinage et la peur de la honte.

Binebine ne se contente pas de décrire la réalité crue de Hayat, entachée dès la petite enfance par une tragédie familiale survenue «rue du Pardon», il exalte aussi son épanouissement en reine de la nuit à Casablanca. L’artiste la peint sous tous les angles, dans un langage très visuel et lyrique - peut-être un peu trop parfois -, dans sa chute comme dans sa renaissance.

Ces femmes sont sublimées et leurs défauts physiques, décrits avec une certaine sensualité. Mamyta, par exemple, a «sa dentition en or massif qui dégage des feux d’artifice au moindre éclat de rire, ses cent kilos de chair laiteuse compressés dans un caftan en satin». Le roman foisonne de métaphores d’antan telles que : «Si tes mots restent un mystère, le sens qu’ils charrient a la saveur d’un raisin sec que l’on croque.» Rue du pardon est un récit fantasmagorique de femmes battantes, une ode au féminisme de Marocaines marquées dans leur chair mais qui embrassent la vie de tout leur corps : «Les complaintes de son violon racontent par le menu les affres de mon histoire. Je les ressens dans mon ventre. Les frissons qu’elles engendrent s’amplifient, deviennent des tremblements puis des ondulations qui s’en vont mourir à l’extrémité de mes doigts.» Cet état de transe, elles le reproduisent dans les soirées des plus défavorisées comme des plus aisées, jusqu’au palais.

A travers un folklore habité de djinns, de voyantes, d’exorcisme, de youyous et de danse, Rue du pardon nous fait tanguer entre la réalité et le fantasme avec, au milieu, «une histoire d’absence de dix ans […] un trou noir dans une vie déjà criblée de trous». Binebine est dans la suggestion, sans rien occulter de la violence ou de la douleur : ici, le «trou noir» renvoie à la maladie mentale.

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